©Alice Khol

Interview

Entretien avec Raphaël Balboni : vers un cinéma belge plus éthique

- Jeanne Clerbaux

Avec Ann Sirot, Raphaël Balboni a réalisé Le Syndrome des Amours Passées (2023) et Une Vie Démente (2020).

Leur dernier film a été tourné intégralement dans un seul et même quartier. L'équipe technique était payée selon seulement 4 échelles de salaires et encouragée à une mobilité douce. Leur manière de travailler inspire, tant par son éthique sociale et environnementale que par l'humilité avec laquelle celle-ci est mise en place. 

D’où vous est venue cette idée de repenser la manière dont vous faites du cinéma ? 

RB: "Je me suis formé à Paris 8 d’abord, une formation théorique, où j’ai eu une licence d’arts du spectacle et puis j’ai fait Réalisation à l’IAD. Après, j’ai surtout travaillé sur des pubs, des clips ou en TV. En fiction, on a travaillé que sur nos projets avec Ann (Sirot, co-réalisatrice NDLR) . On a fait 8 courts métrages, donc on s’est construit sur des films qu’on produisait en partie nous-mêmes. On a assuré la partie “prod tournage“ de 4 court-métrages. On travaillait avec des équipes très légères, du coup. 

En parallèle de l’IAD, j’ai commencé à travailler en art contemporain, en arts vidéo. Ann a une formation d’ingénieur, puis elle a été comédienne dans une compagnie en France. Tout de suite après l’IAD, on a commencé nos premiers projets. On a construit notre manière de faire du cinéma à partir de ces deux endroits-là, à savoir l’art contemporain et le théâtre. L’art contemporain, c’est un milieu qui a très peu d’argent, c’est globalement un milieu de débrouille. Et grâce au théâtre d’où venait Ann, on a combiné cette débrouille avec le temps de création du théâtre où les acteurs sont sollicités en amont. C’est comme ça qu’on a construit un peu notre manière de faire du cinéma. 

En auto-produisant, on imaginait les choses de manière très simple, par pragmatisme, parce que c’était impossible d’imaginer des décors par-ci par-là. Ensuite, quand on a eu du budget, on est restés dans cette logique-là. Souvent, dans les tournages classiques, on passe énormément de temps et d’énergie à déménager et on essaye à tout prix de coller à quelque chose qu’on a en tête en partant du scénario, même s'il faut faire rentrer un carré dans un rond… 

Nous, ça a toujours été l’inverse. On était tout à fait prêt à repenser le scénario et à travailler avec ces milles contraintes, et rebondir, trouver des idées. Ça a été vraiment notre manière de faire. 

Le premier long (Une Vie Démente), on l’a fait en très low budget. Mais notre 2e long (Le Syndrome des Amours Passées) avait un budget correct, mais nous n’avons pas changé notre fonctionnement : le côté très simple de la construction de nos films, d’un point de vue pragmatique, est devenu une manière de ne pas dépenser des tonnes d’énergie. Si vraiment il faut dépenser de l’énergie à un endroit, il faut que ça ait un sens artistique très fort, sinon on ne le fait pas. 

Le film s’est construit en essayant de prendre en compte tout le monde. Par exemple la régie, c’était nous à l’époque, donc on sait ce que c’est, on se sent très proche. J’ai aussi bossé en régie en pub où on dépense parfois de l’énergie à des choses complètement stupides, donc je pense qu’on s’est un peu construits à l’inverse de ça.

Ça devient très écolo du coup quelque part. Par exemple JB, le régisseur du Syndrome était étonné de voir qu’on avait fait qu’un seul plein d'essence avec la camionnette régie de tout le tournage, parce qu’on avait rapproché au maximum tous les décors."

Tournage "Le Syndrôme des Amours Passées" - Copyright: Alice Khol
Tournage "Le Syndrôme des Amours Passées" - Copyright: Alice Khol

Est-ce que l’écologie faisait aussi partie de vos préoccupations, ou bien c’est arrivé via une éthique sociale ? 

RB: "Non, on a aussi des préoccupations écologiques, en tout cas dans nos vies quotidiennes. Par exemple, on fait tout à vélo, parce qu’on n’a pas de voiture. En cas de nécessité, on a des voitures partagées : Cambio ou autre.

Et quand on faisait les castings des chefs de postes, et des acteurs mêmes, on demandait “vous avez un vélo?”. Et donc avec le chef op et le chef déco, on a fait tous les repérages à vélo. Même dans les campagnes d’Anderlecht, où c’est quand même assez loin, il faut rouler à peu près 45 minutes… On était tous à vélo. Et ça change la dynamique en fait, ça change la manière de regarder les choses. Quand on est en bagnole en repérages, c’est pas la même ambiance. 

Lors du tournage, on avait une ou deux journées pour les scènes de courses romantiques de la fin du film, c’est plein de plans, et ça, pareil : au moment du tournage, tout le monde était à vélo. On avait dit, on prend la camionnette pour tous les trucs nécessaires au tournage, mais tout le monde vient à vélo. Pareil pour les acteurs français sur le tournage, on leur disait “vous évitez les taxis, l’hôtel n’est pas loin… Venez à pied.” 

Et vous avez eu de la résistance ? 

"Non, aucune. Tout le monde était ravi. Bon après, dans les profils de gens avec qui on travaille, on essaye d’embaucher des personnes qui ne sont pas dans le cliché du “vieux technicien mâle alpha qui fait tout en bagnole”. On travaille beaucoup avec des femmes, ou avec des gens qui sont prêts à faire des concessions et à considérer les autres personnes autour d’eux. 

Puis aussi, c’est important pour nous de travailler dans une bonne ambiance. Avec Ann, on est vraiment des éponges, on ne pourrait pas travailler dans le stress et dans la mauvaise ambiance, on ne peut pas faire des choses intéressantes. Vu qu’on travaille beaucoup en impro, y a quelque chose du moment qui doit se passer, donc il faut qu’on travaille avec une équipe bienveillante pour que quelque chose en sorte." 

Vous avez tourné tout le film dans le même quartier, comment ça s’est mis en place ? 

"En fait, un an avant le tournage, le chef déco nous avait reçu chez lui pour une réunion, et il vivait dans une ancienne carrosserie transformée en appartement. Il nous demande dans quel type d’endroit on veut tourner, on avait l’idée de tourner dans un immeuble où on pouvait tourner plein de choses au même endroit et on lui a dit qu’on trouvait que sa carrosserie était un bon exemple de lieu qui permet de recréer différents intérieurs. Il a directement demandé à ses voisins qui étaient ok. L’immeuble était près de la maison communale d’Anderlecht donc on a été trouver la commune pour qu’elle nous fasse découvrir les environs. Le bourgmestre nous a tout de suite reçu, hyper sympa. On a fait plein de visites touristiques et sociologiques d’Anderlecht grâce à la responsable tourisme. 

Tout ce qui est à la campagne a été fait à Anderlecht aussi mais plus du côté campagne, c’est très grand Anderlecht. On a trouvé un club de judo qui était super donc on a réécrit l’histoire pour que ça se passe là, parce que nous ça nous amuse énormément de repenser des choses en fonction de paramètres très concrets."

Est-ce que le fait d’avoir une petite équipe a permis plus de perméabilité entre le scénario et la réalité ? Est-ce que les contraintes de tournages plus grands n’empêchent pas cette adaptation ?

"Quand on rentre en phase de production, parfois 3 mois avant le tournage, en prépa “dure”, effectivement si le scénario commence à bouger c’est l’enfer, parce que les gens doivent pouvoir se fixer et avancer sur ce qui a été choisi. Il faut donc que tous ces choix soient faits en amont. 3-4 mois avant le tournage, on bloque tout et on re-travaille seulement à l’intérieur des scènes."

Donc vous mobilisez vos équipes vachement à l’avance pour les inclure dans le processus créatif ? 

"Ce qu’on a fait sur Une vie Démente ou sur Le Syndrome, c’est qu’on rencontre les acteurs 1 an et demi / 2 ans avant le tournage et on répète dans les décors. C’est là qu’on règle tous ces problèmes. Sur Le Syndrome, on a fait des répètes dans la carrosserie, et dans le même temps on découvrait la salle d’escalade La Petite île, la salle de judo etc, et petit à petit on réécrivait et on répétait. 

On avait une assistante qui nous aidait, Lou-Théa, mais à ce moment il n’y avait pas de régisseur général, pas de directeur de prod… Le chef op et le chef déco sont là, donc on leur soumet toujours les décors, et parfois c’est eux qui les trouvent. Par exemple, à un moment on a triché un appartement pour en faire 3 lieux différents et c’est le chef déco qui nous l’a trouvé." 

Tournage "Le Syndrôme des Amours Passées" - Copyright: Alice Khol
Tournage "Le Syndrôme des Amours Passées" - Copyright: Alice Khol

Vous n’avez fait que 4 échelles de salaire sur Le Syndrome des Amours Passées, comment vous est venue cette idée ? 

RB: "Le cinéma, c’est quand même un milieu ultra-capitaliste. Un des plus bas salaires c’est souvent les runners, donc ceux qui transportent les gens, et entre le rôle principal et le chauffeur tu peux avoir une différence de 65 fois le salaire par jourc’est tout à fait courant en France.

Sur Une vie Démente, on avait 350 000€ pour faire le film, ce qui est très peu. L’équipe était ultra réduite et on a mis en place avec la production un barème fixe, tout le monde était payé presque pareil. C’était 285€ brut par jour et les acteurs étaient à 300-350€ pour compenser le fait qu’ils avaient moins de jours.

Sur Une Vie Démente, on était avec Hélicotronc qui avait l’habitude de produire des court-métrages et de chercher des solutions de budget adaptées à chaque projet. Les membres de l’équipe ont accepté assez facilement ces conditions car il n’y avait pas d’argent. Mais sur Le Syndrome, c’était différent, il y avait de l’argent. On avait 2 millions d’euros pour faire le film. On a voulu fixer des barèmes parce que c’était coproduit par la France et qu’on avait très peur des tarifs que les agents peuvent demander, surtout pour les acteurs. 

On a trouvé normal que les acteurs soient mieux payés parce qu’ils font souvent peu de jours de tournages, donc à un moment donné il faut aussi compenser ça, c’est pas le même métier. Quand on est électro ou en déco, il y a quand même plus d’opportunités de travail donc il y a quand même quelque chose qui fait sens de les payer plus, mais dans certaines proportions.

On essayait de travailler avec le minimum de gens. On a pris tous les chefs de postes un par un et on a essayé d’enlever des postes. Ça c’était galère, parce que tout le monde a peur de mal faire, ce qui part d’une bonne intention mais ça fait qu’ils vont s’entourer de plus de gens pour travailler bien. Mais plus il y a de gens sur le plateau, plus il y aura besoin de gens pour gérer ces gens. Donc après on se retrouve avec des équipes énormes et ça casse la dynamique, tout le monde se met à attendre.

Par exemple, avec l’ingé son, on a négocié qu’elle n’ait pas 2 perches, c’est elle qui a assuré la 2e perche. Le chef machino était aussi électro quand il ne servait pas en tant que machino. On a donc pris quelqu’un qui était compétent pour faire les deux. Donc finalement il y avait un chef machino, un chef électro et un chef op. On a quand même eu deux assistants cam, mais c’était pas possible de faire autrement, sinon on allait avoir des problèmes en post-prod. Aussi, on n'avait pas de scripte. L’habilleuse et l’accessoiriste faisaient un peu du travail de scripte, Ann faisait la continuité, et moi je m’occupais des raccords montage. 

Ça marchait assez bien. Aussi, on avait que le régisseur général sur toutes les séquences en studio. Mais la condition de ça c’est que tout le monde aide, on ramasse les gobelets ou gourdes, on fait des tours pour la petite vaisselle... Autre exemple, le chef électro a accepté de ne pas embaucher d’électro supplémentaire pour le décor de la salle d’escalade qui était au 3ème étage sans ascenseur, mais toute l’équipe devait l’aider à porter le matériel le matin et le soir pour monter et descendre les étages. Les réals, les acteurs, l’équipe HMC, tout le monde, c’était le deal. Et ça a été l’objet de longues discussions en amont. Parce que forcément, il y a de la méfiance. Peur que l’équipe ne joue pas le jeu et aussi parfois une incompréhension de travailler avec ces contraintes alors qu’il y a des moyens. Bon, il y a eu quand même eu des jours où il avait des renforts, par exemple pour la scène de la piscine il fallait changer tous les néons, c’était pas possible avec un seul électro... 

Donc au niveau des salaires sur Le Syndrome, on a souhaité avec la production rester à un écart de x 4 : le plus bas salaire à 250€ et le plus haut à 1000€ par jour. Du coup, ça remontait le salaire des bas postes comme la régie, ce qui nous a permis d’embaucher des régisseurs plus expérimentés qui était ok de venir pour ce salaire.

Quand ça vient de la prod, c’est compliqué, mais quand ça vient des réals c’est différent. Bon, les agents français sont d’abord tombés de leur chaise quand on a proposé nos tarifs pour les acteurs, et surtout le fait qu’il n’y ait pas de tarif lié à la notoriété. Et en même temps, il n’y avait pas beaucoup de moyens de pression, le film n’était pas construit sur ces stars. On avait très envie de bosser avec des gens comme Florence Loiret-Caille ou Nora Hamzawi, mais si les agents avaient coincé on aurait pu travailler avec d’autres personnes. Si le film est construit sur des acteurs célèbres, on ne peut pas se permettre de négocier, c’est impossible…

Après, cette histoire de barèmes, c’était pas parfait non plus. Il y a des chefs postes qui disaient “mais attendez moi je ne suis pas assez bien payé, j’ai quand même beaucoup de responsabilités”... Le chef déco nous disait à juste titre “j’ai sur les épaules une pression énorme, je ne peux pas me rater et je suis payé presque autant qu’une personne qui vient, qui fait son taff très bien mais qui n’a pas de responsabilité” Et on entendait… On avait très peur que de grosses inégalités se mettent en place. C’est pas tout à fait la place des réals d’être là-dedans, ça peut te mettre en porte à faux avec ton équipe, c’est bien que les prods jouent ce rôle-là. Parler pognon avec ton équipe, c’est chiant quand t’es réalisateur. Et à la fois c’est nécessaire que les réals soient impliqués dans la logique globale, c’est important à partir du moment où tu revendiques une certaine éthique... Là, certains ont sûrement été défavorisés ou n’ont pas été payés à la hauteur de ce qu’ils représentaient. Parfois c’est pas tout à fait juste, ce sont des questions très complexes, auxquelles on a pas forcément toujours trouvé des solutions." 

Et tu penses que vous auriez pu faire ça avec une équipe qui vous connaissait moins bien ? 

"Ça aurait été très compliqué, je pense. Après là il y avait plein de gens qu’on ne connaissait pas, par exemple l’ingé son, le chef machino… Mais bon on connaissait les autres. Mais je pense qu’une fois que les gens comprennent pourquoi on le fait, ils y sont assez sensibles. 

Ils sont sensibles à l’idée de travailler avec une équipe légère et ils sentent bien que les réals ne vont pas faire chier en demandant des choses “maintenant tout de suite”. Si t’as des réals ou des assistants réal ou des dir de prod qui sont intransigeants derrière, ça va pas coller, il faut aussi une certaine souplesse. Et j’ai l’impression qu’avec Ann on travaille à créer cette souplesse."

Est-ce que le fait d’être deux vous aide à tenir vos idéaux face à des agents ou à une équipe ? 

"Oui, c’est sûr que ça aide d’être deux. Mais aussi un autre levier, c’est qu’au départ, on avait tablé sur un “middle budget” à 1 million d’euros.  Quand on a eu les financements belges, en fait on aurait pu déjà faire le film. Donc une fois qu’on a eu le CNC (un appel à projet sur des films de genre) les français nous ont dit que ce serait bien d’avoir des français dans le casting, des stars évidemment. On pouvait refuser et faire à notre idée avec un plus petit budget donc on restait en position de force, si tu as besoin des 2 millions sinon tu ne tournes pas, c’est complètement différent.

Habituellement, on va faire le film avec le plus d’argent possible pour le tourner dans les meilleures conditions. On a fait des courts-métrages très bien financés (80.000€) et d’autres avec très peu d’argent. On a fait les deux, et on voit bien que quand on a plus d’argent et beaucoup de moyens, ce n’est pas forcément plus simple à gérer." 

A refaire, vous referiez tout ça ? 

"Oui. Là, sur le prochain, on travaille avec les Films du Fleuve donc on verra comment ils sont ouverts à la discussion par rapport à ça, mais dans tous les cas je pense qu’on va toujours au moins vouloir être impliqués sur la manière de voir les choses par rapport aux salaires. Peut-être pas aussi précisément qu’on l’a fait ici, mais je pense qu’on a besoin d’avoir un regard très fort sur les barèmes, sur où on met l’argent et pourquoi." 

Vous travaillez beaucoup sur votre éthique de tournage. Est-ce que vous vous posez également des questions sur les valeurs que vous transmettez à travers le film ? 

"Oui, je pense. Cette bienveillance qu’on a sur le plateau se retrouve dans le film. Il y a très peu de cynisme dans nos films par exemple. Souvent les comédies en France sont très sarcastiques, très cyniques… Nous, ça n’est pas dans notre ADN, pas dans notre manière d’être au monde. 

On parle souvent de sexualité et c’est assez facile de tomber dans le graveleux, dans le lourd. Donc on a tenté de faire très attention à ne pas tomber là-dedans, on a pris beaucoup de temps notamment au montage de tester et de voir comment éviter au spectateur d’être dans une position de voyeur. On souhaitait que le spectateur puisse profiter de la sensualité du film d’une autre manière."

Bande-annonce du film "Le Syndrôme des Amours Passées" (2023)