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"Nouveaux récits": changer de regard sur nos scénarios

- Jeanne Clerbaux

Et si le cinéma était l'un des leviers les plus puissants pour faire changer les choses ?

Le terme "nouveaux récits" désigne cette nouvelle manière de raconter des histoires, façonnant nos imaginaires collectifs de manière nouvelle et enviable. Cet article tente de décrypter comment le cinéma influence nos sociétés et pourquoi il est plus que temps de changer nos narratifs.

L’omniprésence des récits

Le réalisateur et auteur Cyril Dion et avant lui l’écrivain Yuval Noah Harari ont largement démocratisé la pensée selon laquelle notre société n’est faite que de récits, et ce depuis la nuit des temps. La religion, de l’argent ou de la loi sont autant de prismes par lesquels on a choisi de se raconter le monde. 

Dans son livre Petit Manuel de Résistance ContemporaineCyril Dion émet l’hypothèse que nous n’aurions peut-être jamais été sur la Lune si ce récit n’avait pas été largement diffusé par la culture, que ce soit par Victor Hugo, Jules Verne, Georges Mélies ou Hergé. 

L’impact des représentations dans l’audiovisuel

Si l'efficacité de la publicité sur nos comportements n'est plus à prouver, l'influence des films que nous regardons semble moins reconnue. 

Pourtant, un sondage réalisé par le Geena Davis Institute on Gender in Media aux Etats-Unis permet de confirmer cette intuition. Suite à l’essor de la série X-Files dès 1993, qui représente Dana Scully, un personnage féminin puissant, à la fois agente du FBI et diplômée en médecine et en physique, il en est ressorti que les femmes ayant regardé la série avaient 50% de chance en plus de faire des études scientifiques. De plus, deux tiers d’entre elles ont déclaré que Dana Scully avait été un modèle pour elles. Si "l'effet Scully" n'a pas à rougir de ses répercussions, d'autres oeuvres audiovisuelles ont quant à elles provoqués bien plus de dégâts. 

En effet, l’un des premiers blockbusters du cinéma hollywoodien est célèbre notamment pour ses incidences désastreuses. Birth Of a Nationdu réalisateur D.W. Griffith, sorti en 1915, a été vu par un quart de la population américaine 10 ans après sa sortie selon les estimations. Sa diffusion a relancé le Ku Klux Klan, qui n’existait à l'époque presque plus, en utilisant les représentations du film comme outil de propagande et de recrutement (utilisant notamment l’image du cavalier avec une croix de feu comme logo). Le nombre d’assassinats, de viols et d’attentats contre la population noire aux USA a explosé.

La violence fut telle que le mouvement de résistance contre le KKK (la NAACP, National Association for the Advancement of Coloured People) a doublé ses membres en 1 an (passant de 5000 à 10000 membres), en réaction à cette vague de haine.

Si ces conséquences sont connues et quantifiables, combien de films ont changé notre manière de voir les choses sans que nous puissions en mesurer l'impact ? 

Trente ans plus tard et dans un tout autre registre, la puissance du cinéma a été utilisée à des fins politiques assumées. Lors de la négociation des termes du Plan Marshall visant à refinancer l’Europe après la seconde guerre mondiale, ont été conclus les Accords Blum & Byrnes, visant notamment à étendre les droits de diffusion des films étatsuniens en France. Selon les mots d’Eric Johnston, durant ses mandats de président de la Chambre de Commerce et de la Motion Picture Association of America (MPAA), le cinéma représenterait “une arme contre le communisme”. Et de fait, ces accords ont eu pour conséquence une arrivée massive du cinéma hollywoodien sur le territoire français (limitant la diffusion du cinéma français à seulement 4 semaines par trimestre). Des suites de ces accords, on remarque premièrement la réussite d’une glorification de l’engagement militaire américain au cours de la guerre, mais également l’arrivée corollaire du lot d’idéologies consuméristes et méritocrates qu’on lui connaît, vendant le “rêve américain” à tous.tes ses spectateur.ices. 

A ce sujet, le réalisateur allemand Wim Wenders s’est exprimé en 1997 en ces termes: « Trouverait-on à travers le monde le rêve de l’Amérique sans le cinéma ? Aucun autre pays dans le monde ne s’est ainsi tant vendu, et n’a répandu ses images, l’image qu’il a de soi, avec une telle force, dans tous les pays. »

Si les Etats-Unis ne sont évidemment pas les seuls responsables de la propagation de ces idées, le constat qui doit être fait est celui d'une puissance sous-estimée des narratifs.

Par ailleurs, le cinéma est également un outil de médiatisation de certaines luttes. Aussi paradoxal en termes d’éco-production que cela puisse paraître, Avatar de James Cameron a réveillé chez certain.e.s une conscience écologique. Des films comme Une Vérité qui Dérange de Davis Guggenheim et Al Goreou Home de Yann Arthus Bertrand ont également largement permis de médiatiser la problématique climatique. 

Des imaginaires trop étroits

L’Observatoire des Imaginaires” est une travail en cours qui a pour mission de “dresser un état des lieux objectif, chiffré et régulièrement renouvelé des modes de vie et des représentations de l'écologie véhiculés par la fiction audiovisuelle.” Chaque spectateur.ice peut se rendre sur le site et répondre à un questionnaire à propos du film de son choix. Il suffit de répondre à ce questionnaire à propos de quelques classiques du cinéma pour se rendre compte que nos réponses sont régulièrement similaires. 

Leur travail a permis de conclure que sur l'entièreté de la sélection du festival de Cannes 2024, qui représente un panel de 32 long-métrages, la totalité des personnages (à une exception près) disposait d'outils numériques. 85% d'entre eux faisaient un usage combiné d'une téléphone et d'un ordinateur et 51% d'un triptyque PC/téléphone/TV.

D'autre part, depuis la sortie des “Dents de la Mer” en 1975, une centaine de films sur les requins ont été produits. Dans ces 109 films, 96% les représentent comme une menace pour les humains (alors que les attaques de requins sont extrêmement rares). En réalité, que nous le voulions ou non, nous peinons à sortir des imaginaires auxquels nous avons été exposés toute notre vie. 

Comme le décrit Rob Hopkins, enseignant britannique en permaculture, initiateur du mouvement international des villes en transition et également auteur du livre From What Is to What If, nous faisons face à une crise de l’imagination. Pour un secteur qui se targue d’être créatif, il est grand temps que nous le soyons pour de vrai. 

Selon Yasmina Auburtin, consultante en nouveaux récits, tout le monde est capable de s’imaginer l’apocalypse, mais personne n’est capable de s’imaginer un futur durable et souhaitable. Le mot “sobriété”, dans l’imaginaire collectif, fait appel à des images d’austérité, de retour en arrière, ou de dangereux écolos à pieds nus (finalement peu importe), mais il ne fait pas spécialement rêver. Or, si on aime le cinéma, c’est en premier lieu parce que précisément, il nous fait rêver. Yasmina Auburtin insiste sur le fait qu’il est important de vendre également les bénéfices de la sobriété : création d’emploi, amélioration de notre qualité de vie, de notre santé, … Redorer l’image d’un futur durable semble dès lors essentiel pour donner envie de s’y projeter. Par ailleurs, des entreprises comme La Jolie Prod, Imagine 2050 ou La Fabrique des Récits en France font déjà des enjeux climatiques au sein des récits un cheval de bataille. 

Réinventer la place de l’écologie dans nos scénarios

Comme le dit Camille Etienne, activiste écologique française qu'on ne présente plus: “Le cinéma est un raccourci. C’est l’un des rares endroits de résistance où l’attention est totale, où l’on accepte de se laisser happer dans une subjectivité différente de la nôtre.”

L'industrie cinématographique commence timidement à intégrer ce sujet dans ses oeuvres. Selon une étude récente de l'Observatoire des Imaginaires au festival de Cannes cette année, 34% des films mentionnent un ou plusieurs enjeux écologiques. Malgré un certain laconisme (il ne s'agit en effet qu'une brève mention au cours du récit une fois sur deux), il semblerait que ce chiffre soit tout de même en hausse par rapport aux autres années.

A titre d'exemple en termes de nouveaux récits, le film Demain de Cyril Dion (distribué dans une trentaine de pays, amassant plus d’un million d’entrées en France et ayant remporté le César du meilleur documentaire en 2016). On attribue un si grand succès notamment au fait qu’il ne se cantonnait pas à des considérations catastrophistes et qu'il porte l’espoir d'un changement accessible, ce qui en a inspiré plus d’un.e.

Si l'efficacité du cinéma comme un outil pour faire évoluer les mentalités est assez évidente, la mise en oeuvre pose question. Comment élargir l'audience des récits écologiques au-delà d'un public déjà sensibilisé ? Faut-il interdire l'écriture de scènes écocidaires ? Où se trouve la limite de la liberté d’expression ? Cela signifie-t-il que tous les personnages de fictions doivent désormais utiliser des gourdes et éteindre la lumière quand ils quittent une pièce ?

Heureusement, la réflexion sur les nouveaux récits n’est pas dogmatique. Le respect du vivant et de la nature peut se transmettre de manière bien plus subtile, par exemple par une présence du sujet dans les conversations, ou simplement une présence de la nature à l’écran. 

Plusieurs exemples illustrent déjà ces possibilités. Des films comme Avalonia ou Le Règne Animal induisent ce rapport au vivant, sans en faire pour autant un sujet. L'écologie peut également être utilisée à des fins dramaturgiques. Dans un épisode de la série Lupin, Arsène Lupin attend discrètement dans sa voiture à la sortie du Louvre. Un policier arrive et lui demande de baisser sa vitre. Il semble alors évident qu’il va se faire démasquer. Finalement, le policier lui dit qu’il n’a pas le droit de laisser son moteur allumé. Dans cet exemple, l’argument écologique sert la dramaturgie et ne relève pas d’un militantisme offensif. (Vous trouverez en bas de page un schéma élémentaire représentant la place de l'écologie dans les films.)

D'autre part, il existe un outil pour prendre conscience des représentations, le Planet Test. A l’instar du test de Bechdel, il est constitué de trois affirmations. 

  1. L'œuvre considère l’existence du monde naturel. 
  2. Les comportements néfastes pour l’environnement sont reconnus comme tels. 
  3. Au moins un des personnages fait quelque chose pour rendre le monde meilleur. 

Il n’est ni essentialisant, ni à considérer comme une vérité absolue mais constitue un bon indicateur de nos représentations. 

Quant à la question de la censure, il semble évident que ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas évolue avec le temps. Dans les années 70, il semblait castrateur d’émettre l’idée qu’afficher des femmes nues dans une publicité pour voiture n’était peut-être pas nécessaire. Aujourd’hui, les mœurs ont évolué et cette pratique devient de moins en moins acceptable. Peut-être que dans 10 ans, il sera impensable d’écrire des films qui glamourisent la destruction du vivant ?

Si l'on souhaite mettre toutes les chances de notre côté pour dévier la trajectoire qui nous emmène droit vers le mur, il est impératif de faire une place nouvelle à l'écologie dans nos scénarios. Il en va de notre responsabilité d'utiliser notre créativité pour imaginer le cinéma que nous voulons voir. 

Schéma: la place de l'écologie dans les films - Jeanne Clerbaux
Schéma librement inspiré des idées de Yasmina Auburtin, Romain/Cassandre Versaevel, Pierre-Paul Renders et Adrien Berlandi. - Jeanne Clerbaux

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